Pourquoi boycotter les institutions culturelles israéliennes?
Categories: Boycott culturel
par Gabriel Ash, SolidaritéS, 23 juin 2011
Deux constats préalables s’imposent :
- Envers les Palestinien·ne·s, Israël mène une politique de répression aiguë en privilégiant les colons juifs et leurs descendant·e·s au détriment des indigènes. La Déclaration de Bilbao (1) qualifie cette domination de mélange « d’apartheid, de colonialisme et d’occupation belliqueuse ».
- Israël est un pays allié de l’impérialisme étatsunien et européen. Ses structures répressives dépendent du soutien diplomatique, moral et économique de l’Occident, un soutien qui est partie intégrante de la domination capitaliste du Sud.
Militant·e·s de gauche dans des pays du Nord, nous avons tant une obligation morale qu’un impératif politique à soutenir la lutte de libération palestinienne.
Que faire ?
Afin d’éviter les paternalismes impérialistes, notre réponse part de l’écoute des militant·e·s palestiniens. En 2005, 170 organisations de la société civile palestinienne (syndicats, partis politiques, ONG, etc.) lancent un appel pour une campagne internationale de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS). Cet appel en suit un autre, lancé en 2004, celui du boycott académique et culturel, signé par des syndicats ouvriers et enseignants, des artistes et des intellectuel·le·s palestiniens. Cette campagne de boycott, que la plupart des Palestinien·ne·s soutiennent, y compris les réfugié·e·s et les Palestiniens de 1948, procède de l’analyse politique des éléments les plus progressistes de la société palestinienne. C’est sur la base de cet appel et des analyses qui le soutiennent que BDS-CH appelle au boycott culturel. Néanmoins, l’existence de l’appel Palestinien ne remplace pas une évaluation critique des nos stratégies. Nous proposons une réflexion sur quelques difficultés que le boycott culturel met, ou paraît mettre, en évidence.
Que boycotter ?
Le boycott culturel vise « toutes institutions académiques et culturelles israéliennes ». Il ne vise pas les individus. Ne sont donc pas boycottés, ni les professeurs et les travailleurs culturels, ni les œuvres académiques ou culturelles tels que livres, articles, spectacles, etc. produits par des juifs israéliens en tant que tels. De plus, quand il s’agit d’un projet ou d’un événement, c’est le cadre institutionnel qui donne lieu au boycott. Le seul fait de recevoir un financement d’Etat n’y suffit pas.
Il suffit de saisir cette distinction entre institutions et individus pour démentir l’accusation que le boycott serait une forme de ségrégation culturelle et de censure académique. Toutefois, précisons que cette distinction n’a pas pour but d’absoudre les individus juifs israéliens de toute responsabilité. Ces derniers étant membres d’une société qui pratique une discrimination brutale en leur faveur, nous attendons d’eux le soutien à la résistance palestinienne (comme le font d’ailleurs un certain nombre, petit mais significatif). Néanmoins, pour des raisons politiques et stratégiques, y compris la reconnaissance du statut spécial du travail culturel et académique comme moyen de réflexion et communication, le boycott culturel ne vise que les institutions.
Les universités et les milieux culturels-progressistes ?
On entend souvent que ce boycott toucherait en premier lieu les juifs israéliens les plus progressistes. Cet argument part d’un faux raisonnement. Ce n’est pas parce que les attaques terroristes les plus spectaculaires des dernières décennies ont été commises par des musulmans que l’on peut imputer à ces derniers une tendance à la violence. De même, ce n’est pas parce que les personnalités juives israéliennes les plus visibles dans le mouvement de solidarité appartiennent aux milieux culturels et artistiques que ce milieu serait particulièrement disposé à soutenir la lutte palestinienne. En effet, une fois qu’on fait l’analyse matérielle de la société, c’est l’inverse qui se révèle vrai.
Les universités israéliennes sont étroitement liées à la répression des peuples indigènes de Palestine. Les universités décernent des diplômes spéciaux aux membres des forces de sécurité. Elles participent activement au développement des armements. Elles octroient des privilèges aux soldats engagés dans la répression. Elles pratiquent une politique de discrimination envers les étudiant·e·s arabes. Elles forment les futurs cadres de l’administration coloniale des indigènes. Jamais leurs dirigeants et plateformes professionnels n’ont pris une position publique solidaire, pas même contre les violations du droit à l’éducation ou à la liberté d’expression et de l’enseignement. Au contraire ! Un exemple parlant : après l’offensive criminelle sur Gaza de janvier 2009, au cours de laquelle les écoles et universités de Gaza ont été durement bombardées, le directeur juridique de l’armée, responsable d’en avoir donné le feu vert, est nommé enseignant de droit international à la faculté de droit de l’Université de Tel Aviv.
Dans l’analyse, il faut tenir compte des structures sociales : classes, origines, ethnies, genre. L’université israélienne est un espace privilégié. Aussi bien parmi les étudiant·e·s que parmi les enseignant·e·s, les Palestinien·ne·s, les juifs d’origine maghrébine et orientale, les femmes, ainsi que les habitant·e·s des villes périphériques, sont sous-représentés. Au plus haut niveau professionnel, on trouve que 90 % sont des Juifs d’origine européenne (73 % d’homme), 9 % sont des juifs venant des pays arabes (7 % d’homme), et 1 % seulement sont des Palestiniens. De même, pour les milieux culturels en général. Par exemple, à l’Ecole de Cinéma de Jérusalem, récemment la cible d’un boycott du réalisateur anglais Mike Leigh, aucun Palestinien parmi les enseignants, sans même parler des cadres. La Compagnie de danse Batsheva, qui devrait se produire en Suisse en automne, et qui s’autoproclame « ambassadeur culturel d’Israël » ne compte aucun Palestinien dans ses rangs. Pas de surprise ! La culture et l’art se pratiquent en fonction des préférences idéologiques, des goûts et des carrières des classes puissantes, ce qui veut dire, de ces qui sont principalement juifs, mâles, aisés, d’origine européenne, et habitant la partie centrale de la côte méditerranéenne.
Ce qui est donc prégnant dans le boycott culturel, en opposition à ce qu’on nous reproche, est qu’il vise les couches puissantes et les membres les plus aisés et influents de la société, qui bénéficient le plus de la domination et qui on le plus à perdre face à tout changement.
Le boycott pousserait-illes Israéliens plus à droite ?
Liée à l’argument précédent est la question de l’efficacité. On reproche au boycott de ne pouvoir qu’aliéner les Israéliens en les poussant plus à droite. Passons sous silence l’idée qu’une couche dominante renonce à ses privilèges de classe sans affrontement. Nous soutenons au contraire que le boycott culturel est la stratégie la plus efficace dont on dispose. Pourquoi ? En tant que culture d’un pays établi par un colonialisme de peuplement, la culture d’Israël a une relation complexe et ambivalente avec l’Europe, qui est de par sa « filiation » sa métropole. L’élite israélienne se perçoit, et comme l’avant garde de la civilisation occidentale en Orient « barbare », et comme la victime de ce même Occident. La production culturelle israélienne dite « haute »: littérature, musique classique, danse contemporaine et cinéma d’auteur, dont la consommation est un indice d’appartenance à la couche dominante, révèle cet amour blessé. C’est principalement cette culture qui est propagée en Europe de manière à revendiquer l’image d’un pays moderne, créatif, et surtout européen et « avancé ». Le message sous-jacent est toujours: « Vous nous avez trahis alors même qu’on partage votre culture. Vous avez une dette envers nous. » En fêtant cette « haute » culture israélienne, l’Europe renforce au sein de la société Israélienne l’hégémonie des tendances politiques qui revendiquent le colonialisme de peuplement. De plus, cette image d’un Israël « européen », bâti sur la valorisation de la culture coloniale, contribue à renforcer en Europe une identité colonisatrice, raciste et d’extrême droite.
Selon l’Archevêque Desmond Tutu, le boycott sportif a joué un rôle immense dans la lutte contre l’Apartheid en Afrique du Sud pour des raisons similaires. Un boycott culturel européen battra en brèche l’image que l’Apartheid israélien se donne de soi, comme l’avant-garde et le gardien de la civilisation occidentale. Du même coup, un tel boycott nous aidera dans la lutte contre le racisme et les attaque contre les immigré·e·s dans nos propres sociétés.
Boycott contre dialogue ?
Enfin, examinons le reproche que le boycott exclut le dialogue. Deux hypothèses fausses sous-tendent ce reproche. D’abord que le conflit entre Palestiniens et Israéliens serait principalement une méconnaissance. Bien qu’il y ait méconnaissance, le cœur du conflit est l’accaparement des ressources, au premier rang la terre, et le maintien du contrôle sur celles-ci. Il n’est pas question de dénigrer la reconnaissance. Mais celle ci doit être le résultat d‘une confrontation réussie. Elle ne peut pas en être le substitut.
Mais plus encore ce reproche est une mystification quasi religieuse de la culture comme rencontre pure, hors de toute idéologie et pouvoir. L’art n’est jamais extérieur au pouvoir. Qui a les moyens de le consommer et qui peut le produire ? Qui décide des fonds, et en fonction de quoi ? Qui choisit les thèmes et à quelle fin ? Qui bénéficie de l’éducation, de temps libre, voire même de l’espérance de vie nécessaire à produire ? Qui jouit du soutien institutionnel et social nécessaires pour réussir comme artiste ? En posant ces questions au sujet de la culture produite au sein de l’Apartheid, notre but n’est ni de couper le lien entre l’œuvre et ses spectateur·trice·s, ni d’exclure les artistes israéliens. On reconnaît que, comme nous le montrent les fresques de Michel-Ange sur les plafonds de Chapelle Sixtine, une œuvre d’art peut être à la fois une réflexion sublime et une forme efficace de propagande. Nous exigeons des producteurs comme des consommateurs une prise de conscience du rôle politique joué par les institutions culturelles dans la reproduction d’un système de domination affreux.
En appelant à boycotter une compagnie de danse qui sert de bon gré le projet « Brand Israël » (label Israël) – instrumentalisant son art pour adoucir l’image de l’état répressif –nous ne bloquons pas le dialogue. Nous l’engageons en interrogeant l’éthique de l’artiste. Nous demandons réflexion, prise de conscience et engagement libérateur, voire fidélité à la liberté intrinsèque de l’art. Nous incitons les représentants des institutions qui invitent les artistes à réfléchir à comment la fenêtre qu’ils offrent à la culture israélienne est encadrée ; au profit de qui, à quelle fin. Nous exigeons qu’ils entament un dialogue avec les artistes israéliens sur l’éthique de l’artiste travaillant sous conditions d’apartheid. De même pour le grand public, nous l’engageons à se responsabiliser quant à la relation entre culture et politique.
Le boycott culturel est la forme de solidarité internationale non-violente la plus conséquente qu’on ait. Il s’inscrit dans la réflexion pratique de stratégie et d’impact, dans l’exigence politique de justice et d’égalité et dans la vision d’une culture qui se libère du racisme et du colonialisme. Nous appelons toutes et tous, intellectuel·le·s, artistes, commissaires, spectateur·trice·s, etc. en Europe et en Israël, à se joindre à cette lutte !
(1)Déclaration publiée le 31.10.2008 suite à un rassemblement de Palestinien·ne·s, d’Israélien·ne·s progressistes et d’organisations et mouvements sociaux internationaux à Bilbao en Espagne. On la trouve ici: http://electronicintifada.net/content/bilbao-initiative-declaration-and-action-plan/865
Gabriel Ash, juif citoyen d'Israël et militant de la campagne « BDS » à Genève (Boycott, Désinvestissment, Sanctions) et de l’International Jewish Anti-Zionist Network (www.ijsn.net).